
photo: Pierre Dury
Ainda Estou Aqui (Je suis toujours là)
06-02-2025



Les nouvelles sont anxiogènes, et le cinéma n’est pas toujours une échappatoire.
Je l’ai vérifié avec le film Ainda estou aqui du Brésilien Walter Salles que je suis allé voir dans sa version sous-titrée en français.
À la lumière de l'actualité des derniers jours, Je suis toujours là peut être un douloureux rappel que l’exercice du pouvoir de manière absolue est capable des pires atrocités. D’autant plus que l’histoire est basée sur l’histoire vraie d’un couple brésilien, dont le réalisateur a des souvenirs personnels puisqu’il a été l’ami d’une de leurs filles.
Le film commence pourtant dans la félicité, avec des images idylliques. Rubens Paiva, ingénieur et ancien député, sa femme Eunice, leurs cinq enfants et leurs amis s’amusent à la plage par un temps splendide.
Pas n’importe plage, la plage do Leblon, prolongement de celle d’Ipanema à Rio de Janeiro.
La marmaille n’a qu’à traverser la rue pour revenir à la maison. Les Paiva habitent à l’angle de l’avenue Delfim Moreira et de la rue Alirante Pereira Guimaraes. C’est le temps des Fêtes, il y a de la joie dans leur grande et chaleureuse demeure. Les enfants jouent. Les portes sont ouvertes aux parents et amis. On danse volontiers sur la musique de l’heure.
Tout serait parfait si ce n’était de la dictature militaire. L’armée a pris le pouvoir en 1964 avec l’aide du Pentagone américain, et en ce début d’année 1971, la junte militaire durcit le ton en réaction à des enlèvements de diplomates et surtout la résistance au régime particulièrement dans le Guanabara, cet état qui tire son nom de la baie de Guanabara, sur les rives de laquelle se situe la ville de Rio de Janeiro.
Il suffit d’une scène pour comprendre que le bonheur d’Eunice, magnifiquement interprétée par Fernanda Torres, est fragile. Alors qu’elle nage paisiblement sur le dos, son visage s’obscursit au passage d’un hélicoptère militaire au-dessus de la baie. Tantôt, ce seront des convois de soldats qui passeront devant la maison, et sa fille qui sera fouillée à un barrage de contrôle.
Nous sommes au début des années 1970, n’importe quel Québécois ayant un certain âge ne peut pas ne pas repenser à la Crise d’octobre au Québec avec ses mesures de guerre et ses arrestations arbitraires. Ça ramènera immanquablement des souvenirs de 1973 aux Chiliens, rappellera des cauchemars de 1976 aux Argentins. Et ainsi de suite à tous ceux qui ont vécu, comme les Brésiliens, une période où la vie démocratique a basculé à cause de dirigeants aveuglés par le pouvoir.
Les raisons d’Eunice d’être inquiète sont légitimes. Son mari, ancien député travailliste (Selton Mello ressemble tellement au vrai Rubens Paiva), est fiché comme un opposant au régime. On vient d’ailleurs le chercher un beau matin pour qu’il aille faire une déposition. Ce n’est pas un rapt sauvage malgré le nombre imposant d’agents en civil qui cognent à sa porte. L’ancien député a le temps de passer une chemise, mettre une cravate, d’embrasser sa femme et ses enfants. C’est même lui qui conduit sa propre voiture jusqu’à la caserne de police, d’où il ne reviendra cependant jamais. On ne le revoit pas dans le film non plus, sauf en archives en des jours plus heureux. Selon le rapport de la Commission spéciale sur les morts et les disparus publié au Brésil en 2007, 479 opposants politiques sont morts ou ont disparu durant les 21 années de la dictature.
Le réalisateur Walter Salles ne passe pas à côté de cette horreur. Il nous la fait revivre au milieu de son récit en reconstituant les jours et les nuits qu’Eunice a passées en prison immédiatement après la disparition de son mari. Elle s’en est sortie amochée, mais vivante.
La résilience de cette mère de famille devenue veuve politique en 1971 illumine le reste du film, et donne tout son sens à son titre : Ainda estou aqui (Je suis toujours là).
Après la mort de son mari, Maria Lucrécia Eunice Facciolla Paiva a fait son droit et est devenue une des grandes défenseures des autochtones du Brésil. Elle a dû attendre jusqu’en février 1996 pour obtenir enfin la preuve du décès de son époux. Elle est morte en décembre 2018 à l’âge de 89 ans, après 15 années d’Alzheimer.
Pour la scène finale où Eunice Paiva nous apparait en fauteuil roulant, prisonnière de ses souvenirs, le réalisateur Walter Salles a fait appel à Fernanda Montenegro, une grande vedette du cinéma de son pays, qui se trouve à être la mère de Fernanda Torres. Quel magnifique clin d’œil!
Restons dans les histoires de famille. Le film est basé sur l’autobiographie que le fils cadet d’Eunice Paiva a écrite sur sa mère. Marcello Paiva est un écrivain reconnu au Brésil depuis la publication de son premier livre paru en 1982, Feliz An Velho, qui raconte comment il est devenu paraplégique à 20 ans à la suite d’un accident nautique. Je n’ai pas trouvé d’endroits où se procurer au Québec les versions françaises de ses livres.
Permettez-moi de terminer avec la bande sonore du film. C’est une occasion de plonger dans une époque faste de la musique brésilienne, le tropicalisme né en réaction au coup d’État de 1964, et gracieuseté de Caetano Veloso, Gal Costa, Tom Zé, Os Mutantes, toutes des voix qu’on entend durant le film.
La ballade en auto au son de Jimmy Renda-Se de Tom Zé, ou le party où toute la famille danse sur Take me back to Piaui de Juca Chaves sont parmi les moments les plus électrisants du film. Amusant aussi de voir les filles Paiva se trémousser sur Je t’aime moi non plus de Gainsbourg, l’exemple parfait de la liberté qui régnait dans cette maisonnée. Dans un autre registre, la saudade s’invite avec la touchante Petit pays de Cesaria Evora. Cette bande sonore qui compte une vingtaine de titres est disponible sur Spotify.
Bref, voilà un film à voir sans faute, et pas juste parce qu’il est en lice pour trois Oscars : meilleur film, meilleur film étranger et meilleure actrice.
J’aime l’idée qu’un film qui conspue les dictateurs se retrouve sous les feux de la rampe aux Oscars, comme Z de Costa-Gavras qui avait remporté l’Oscar du meilleur film étranger en 1970.
D’ailleurs, Je suis toujours là m’a rappelé L’Aveu, État de siège, et Missing du même Costa-Gavras, une époque où on sortait du cinéma révolté par ce qu’on venait de voir. Il y a ça de bon au cinéma politique bien fait, ça nous rappelle de ne pas baisser les bras devant les abuseurs de pouvoir, comme Eunice Paiva.