photo: Pierre Dury
Parlez-moi d'un Starmania
08-08-2024
J’ai vécu un moment historique hier. 45 ans après sa création, j’ai enfin vu un des spectacles les plus marquants de l’histoire de la musique francophone: Starmania de Luc Plamondon et Michel Berger.
Cet opéra-rock, un genre qui n’existait pas vraiment en français en 1978, a installé dans le paysage musical une quantité impressionnante de succès qui ont collé aux carrières de Fabienne Thibault, Claude Dubois, Diane Dufresne, France Gall, Daniel Balavoine, Nanette Workman. Des vers d’oreille que je porte en moi, que nous portons en nous, depuis des décennies.
C’est toute une expérience que d’entendre ces chansons dans le cadre où elles ont été écrites, et de réaliser qu’il y avait quelque chose d’aussi prophétique dans ce spectacle.
Pour ajouter au momentum, cette production de Starmania qu’on nous propose à la Place Bell (dans une ville de Laval qui se donne des airs de Monopolis) est d’un calibre jamais vu au Québec.
Et la facture, éblouissante de modernité et d’inventions, est signée Thomas Jolly, celui qui a épaté une bonne partie de la planète la semaine dernière avec sa mise en scène de la cérémonie d’ouverture des Jeux de Paris 2024. Quel timing!
Dès les premières minutes, Jolly nous aspire dans l’univers futuriste imaginé par Plamondon. J’ai eu comme l’impression que la fameuse pochette du disque des versions originales s’animait devant mes yeux.
Les éclairages stupéfiants de Thomas Dechandon agissent comme un personnage virtuel. Ils sculptent un monde où les ténèbres le dispute au désir de briller. Car il y a dans ce spectacle, une lutte à finir entre l’obsession de la gloire et du pouvoir des élites politiques et médiatiques, et l’impitoyable violence de ceux qui veulent faire vaciller ces marchands d’illusions.
Entre ces deux forces, il y a une Marie-Jeanne qui incarne un peu beaucoup de notre lucidité et de notre grande impuissance.
Le monde est stone, Les uns contre les autres, La complainte de la serveuse automate, Un garçon pas comme les autres, avouez que l’interprète de Marie-Jeanne a hérité du meilleur de cette trame musicale.
Et ça adonne bien, parce que Alex Montembault est vraiment magnifique dans le rôle, avec une voix qui émeut.
C’est tout un défi pour les interprètes de cette version 2024 de nous faire oublier les artistes géniaux qui ont créé ces chansons il y a 45 ans.
Tous les rôles principaux sont bien défendus. David Latulippe épate la galerie avec son Blues du businessman de calibre olympique. La Stella Spotlight de Maag a quelque chose de Diane Dufresne. La scène où Johnny Rockfort (William Cloutier) enlève Cristal (Gabrielle Lapointe) est prodigieuse avec ses images en gros plan et la poursuite effrénée dans les coulisses.
La Sadia de Miriam Baghdassarian a du chien avec sa perruque bleue. Adrien Fruit qui est comme l’écho de Michel Berger dans la chanson de Ziggy.
Et on ne peut rester de marbre devant le S.O.S. d’un terrien en détresse, l’air qui m’est restée en tête en revenant en métro à la maison. Quelle chanson!
Dieu! que Michel Berger est un compositeur exigeant pour ceux qui doivent chanter ses airs.
Sur son nuage (avec France Gall), il doit être aux anges d’entendre ces voix célestes, et le redoutable accompagnement musical. Il y a en effet six musiciens, partagés des deux côtés de l’immense scène, qui jouent avec brio les nouveaux arrangements de sa musique, signés ici par Victor Le Masne, le même qui était à la direction musicale de la cérémonie des Jeux de Paris.
Il faut aussi saluer la scénographie inventive de Emmanuelle Favre. Il y a des tours vertigineuses qui s’élèvent sur la scène, et qui pivotent sur elles-mêmes. Des plateaux tournants qui font se croiser les personnages en accentuant par moments leur solitude. Il y a des escaliers qui mènent au sommet ou descendent aux enfers, c’est selon qu’on est au Naziland ou à l’Underground Café. Je n’ai jamais rien vu de tel, d’aussi efficace et rodé.
Les costumes, eux, portent la signature de Florent Buonomano, de CRÉATION COSTUMES LOUIS VUITTON. C’est tout dire.
Jetez un coup d’œil au générique, c’est hallucinant le nombre de personnes qui ont travaillé à ce Starmania. Ceci explique le prix du billet.
C’est d’ailleurs en parcourant le programme que j’ai découvert qui est derrière l’excellente narration de Roger Roger, le présentateur de nouvelles qu’on ne voit jamais. Eh bien, c’est nul autre que Thomas Jolly lui-même.
Aussi réussi soit-il, soyons honnête, ce spectacle pêche par excès de longueur. Il y a des scènes un peu inutiles ou qui s’étirent indûment, surtout en deuxième partie, qu’on pense à la chicane de couple entre
Zéro Janvier et Stella Spotlight ou le débat des chefs entre Zéro Janvier et le Gourou Marabout.
Je ne me rappelais pas de l’existence de ce personnage qui incarne en quelque sorte la voix écologique. Ce point de vue très en avant de son temps a souvent été coupé au montage. Plus difficile à éliminer aujourd’hui en raison de l’actualité, mais malheureusement il a été mal défini à l’origine. Dommage car Malaika Lacy qui jouait la Gourou Marabout hier a une voix et une présence formidable, et en plus elle ressemble à Kamala Harris!
J’ai aussi été un peu déçu de l’apport des chorégraphes. Je m’attends toujours à plus quand je sais que Sidi Larbi Cherkaoui est de l’équipée.
Je terminerai sur un retour dans le temps. Qu’est-ce qu’il pouvait bien se passer en 1978, année de création de Starmania, pour que le duo Berger-Plamondon ponde une œuvre aussi sombre?
Voici quelques rappels historiques de 1978:
À la suite de l’action d’un commando palestinien qui a fait 37 victimes israéliennes, l’État hébreu lance l’opération Litani et occupe le Liban au sud du fleuve.
Les accords de Camp David sont signés le 17 septembre 1978, par le président égyptien Anouar el-Sadate et le Premier ministre israélien Menahem Begin, sous la médiation du président des États-Unis, Jimmy Carter.
La compagnie d'assurances Sun Life annonce le déménagement de son siège social de Montréal à Toronto.
Début du Printemps de Pékin.
L’ayatollah Khomeiny, opposant au chah d’Iran, trouve refuge en France.
Enlèvement à Paris du baron Empain, PDG du groupe Empain-Schneider.
Au Chili, Augusto Pinochet organise un plébiscite contre l’« ingérence étrangère » qui conforte son pouvoir avec 75 % des voix.
Coup d’État communiste en Afghanistan, le président afghan Mohammed Daoud Khan est assassiné.
Décès de Jacques Brel et Claude Francois.
Le réalisateur polonais Roman Polanski fuit les États-Unis pour la France via Londres à la suite d'une affaire d'abus sexuel sur mineure.
Bref, Starmania est né d’une actualité pas tellement plus reposante que celle d’aujourd’hui!